On ne connait ni le lieu ni le temps de la naissance de saint Dosithée. On sait seulement qu’il fut élevé jeune auprès d’un des principaux officiers de l’armée de l’empereur d’orient, ou en qualité de page, ou comme parent; et qu’il l’aima aussi tendrement que s’il eût été son fils. Il ne lui donna pourtant qu’une éducation mondaine, et ne prit aucun soin de le faire instruire des principes de la religion. Cependant le jeune Dosithée avait un riche naturel et un coeur capable de recevoir les impressions de la piété; mais il n’était pas à bonne école, et il risquait d’y devenir la proie du monde corrompu, s’il y fût demeuré plus longtemps.

La Providence pourvut à son salut de la façon que nous allons dire. Etant un jour en compagnie, la conversation tomba sur la ville de Jérusalem, qu’on appelait la ville sainte, et ce qu’on dit lui donna envie d’y faire un voyage. Il en demanda la permission à son officier, qui ne savait rien lui refuser; celui-ci pria un de ses intimes amis qui devait y aller, de le mener avec lui, et le lui recommanda comme un autre lui-même.

Après qu’ils eurent visité les saints Lieux de Jérusalem, ils passèrent à Gethsémani. C’est là que Dosithée rencontra heureusement, parmi les raretés du lieu, un tableau qui représentait les supplices dont la justice de Dieu punit les pécheurs dans les enfers. Cet objet arrêta ses yeux et frappa son esprit d’étonnement et de frayeur. II se demandait, en le considérant avec attention, ce que pouvaient signifier ces terribles tourments, qui y étaient exprimée d’une manière fort vive. Tandis qu’il le contemplait ainsi, il aperçut auprès de lui une dame d’une majesté et d’une beauté extraordinaires, qui lui expliqua tout ce que ce tableau représentait, entrant dans le détail des peines des réprouvés, ce qu’il écouta en silence et avec une nouvelle surprise; car c’était la première fois qu’il entendait parler du jugement et de l’enfer.

Le discours de cette dame le toucha extrèmement, et la crainte de tomber un jour dans le malheur de ceux dont il voyait les tristes images, le porta à prier cette dame de lui dire ce qu’il devait faire pour l’éviter. Elle lui donna une leçon qui montrait assez sa vocation à la vie monastique. « Il faut", lui dit-elle, "que vous jeûniez, que vous vous absteniez de manger de la chair, et que vous vous appliquiez à une prière assidue". Celle qui lui parlait ainsi n’était pas une créature mortelle, car après cette leçon elle disparut.

Dosithée, depuis cette apparition, fut changé en un autre homme, et commença à mettre en pratique les avis qu’il venait de recevoir.

Un changement si subit donna de l’inquiétude à l’homme auquel on l’avait confié. Quand on vit qu’il persévérait, ceux de sa compagnie lui dirent: " La manière de vivre que vous prenez ne convient pas à un homme du monde. Si vous êtes résolu de la continuer, vous ferez mieux de vous retirer dans un monastère pour y travailler à votre salut". Dosithée, qui ne savait ce que c’était qu’un monastère, pria ceux qui lui donnaient ce conseil de lui en indiquer un. On le conduisit à celui de l’abbé Séride, qui était dans le territoire de Gaza, en Palestine.

L’abbé, voyant un jeune homme bien fait, délicat, vètu en habit de cour, fit diffliculté de le recevoir; il craignait que ce ne fût une feinte, ou tout au plus un mouvement de ferveur passagère. Il le fit examiner par saint Dorothée, un de ses moines, qui avait soin des malades, homme d’un grand discernement et très-avancé dans la perfection. Le moine fit à Dosithée plusieurs questions, auxquelles il ne savait répondre que ces deux mots: "Je veux me sauver". Il alla faire son rapport à l’abbé, lui disant que ce jeune homme paraissait n’avoir aucun vice, et qu’on pouvait le recevoir sans rien craindre. L’abbé, ne jugeant pas encore devoir l’admettre aux exercices de la communauté, ordonna à Dorothée de le prendre sous sa conduite.

Il le força à l'abstinence par degré. Il lui dit d’abord de manger autant qu’il voudrait et de lui rendre compte de la quantité de pain qu’il aurait mangé. Dosithée lui dit pour la première fois qu’il avait mangé un pain et demi, ce qui allait à cinq livres, "Voilà qui est fort bien ", lui répondit saint Dorothée. Peu de jours après il lui ordonna d’en retrancher une partie, et lui demanda ensuite s’il s'était trouvé rassasié. " Non pas entièrement ", répondit Dosithée; " j’ai été pourtant bien ". Quelque temps après, il lui dit de retrancher encore quelque chose; et voyant qu’il ne s’en trouvait point mal, il la réduisit enfin à ne manger que six onces de pain par jour, et quelques petits restes de poisson ou d’autres choses qu’on servait aux malades.

Il le prit pour adjoint dans l’infirmerie dont saint Séride l’avait chargé: et comme ses moeurs étaient excellentes et son caractère doux, il s’acquittait de cet emploi avec une propreté et une charité qui consolait extrèmement les malades et édifiait tous ceux qui en étaient témoins. Son attention là-dessus était si grande, que s’il lui échappait quelque parole un peu rude, ou s’il s’apercevait d’avoir manqué à quelque chose qui lui avait été ordonné, il en concevait une extrême douleur, se retirait dans sa cellule, et, prosterné la face contre terre, il fondait en larmes, déplorant sa fragilité.

Ceux qui servaient les malades avec lui lâchaient de le consoler; mais ils ne pouvaient arrêter ses pleurs qu’en appelant saint Dorothée. Alors ce Saint le venait trouver et lui disait, avec cette charité dont il était rempli : "Qu’avez-vous donc, Dosithée? Pourquoi pleurez-vous ainsi?" - " Pardonnez-moi, mon Père ", lui répondait alors l’humble disciple. "Je me suis laissé aller à la colère contre mon frère, et je lui ai parlé fort mal à propos». - " Eh quoi ! mon frère ", lui répliquait saint Dorothée, « vous êtes donc impatient? Ne savez-vous pas que ceux que vous servez sont les membres de Jésus-Christ, et que c’est lui-même que vous servez en leur personne? Pourquoi donc le faites-vous si mal? Voulez-vous affliger ce divin Sauveur, qui regarde comme fait à lui-même ce que l’on fait à ses serviteurs?»

L’humble Dosithée ne répondait à cette douce correction, que par ses soupirs et ses larmes, et saint Dorothée, qui voyait sa contrition, ajoutait: « Lavez-vous donc et prenez courage. Il faut commencer de nouveau et mieux faire qu’auparavant; mais prenez garde de tomber dans de semblables fautes ; j ‘espère que Dieu, par sa miséricorde, vous en fera la grâce".

La confiance que saint Dosithée avait en la parole de ce Saint, faisait qu’il la recevait de sa bouche comme si c’eût été de celle de Jésus-Christ. Il se levait aussitôt et reprenait son emploi avec autant de contentement et de tranquillité d’esprit, que si Dieu l’eût assuré lui-même du pardon de sa faute.

Nous avons remarqué que saint Dorothée n’avait pas jugé à propos qu’il pratiquât les austérités corporelles comme faisaient les autres religieux, parce qu’il était d’une complexion délicate; il se contenta de l’avoir réduit à la sobriété que nous avons dite, et ne l’obligea d’assister la nuit qu’à la dernière partie de l’office. Mais il le dressa à une parfaite obéissance, au détachement des moindres choses, et à lui rendre un compte exact de ses pensées et de tout ce qui se passait dans son intérieur; et Dosithée s’en acquittait non-seulement avec une grande fidélité, mais encore avec joie, ne témoignant jamais la moindre répugnance et ne formant jamais de difficulté. Ce n’est pas que saint Dorothée le traitait toujours avec douceur et le flattât dans les plus petites fautes; au contraire, il le reprenait continuellement; il l’humiliait en toutes rencontres; et pour peu qu’il pût reconnaître en lui quelque attache à la moindre chose, il l’obligeait à y renoncer.

Un jour que ce Saint visitait la salle de l’infirmerie pour voir si tout y était en bon ordre, Dosithée lui dit: " Il me vient, mon Père, en pensée que vous devez trouver que je fais les lits des malades avec adresse et avec propreté ". A quoi il répondit: "Il est vrai, mon frère, que vous êtes devenu bon infirmier; mais je ne vois pas que vous soyez devenu bon religieux».

Une autre fois, le reprenant de ce qu’il parlait quelquefois un peu brusquement, par un reste de l’habitude du monde, il lui dit comme un proverbe: "Il ne manque plus ici qu’une bouteille de vin; allez en chercher une". Aussitôt il obéit à la lettre et lui apporta une bouteille pleine de vin avec un pain. Le Saint, qui avait eu toute autre pensée que celle-là, en fut surpris et lui demanda ce qu’il voulait qu’il en fit: " Vous m’avez dit de vous l’apporter ", repartit Dosithée, « donnez-moi, je vous prie, votre bénédiction ". - « O insensé ", lui répliqua le saint abbé, " je vous ai dit cela, parce que vous parlez comme les Goths qui ont le ton rude, et crient pour la moindre chose. Prenez cette bouteille pour vous, puisque vous criez comme eux ". Aussitôt Dosithée se prosterna, dit sa coulpe et reporta la bouteille où il l’avait prise.

Lorsque saint Dorothée voyait qu’il avait besoin d’une robe, il lui donnaît l’étoffe pour la coudre; et quand il l’avait faite, au lieu de la lui laisser porter, il lui ordonnait de la donner à un autre frère et d’en faire une autre pour lui, qu’il l’obligeait encore de donner à quelqu’un lorsqu’il l’avait mise en état; et ce saint disciple obéissait non-seulement sans se plaindre, mais encore avec diligence et avec joie, ne trouvant jamais mauvais, et se réjouissant plutôt que son père spirituel contrariât sa volonté.

Le procureur du monastère apporta un couteau pour le service de l’infirmerie, qui était fort bon et fort propre, et le remit à Dosithée. Quand il l’eut reçu, il le présenta à saint Dorothée pour lui demander la permission de s’en servir. Le Saint lui dit :
" Montre-moi afin que je voie s’il est bon ". - " Oui ", lui répondit Dosithée, " il me servira bien pour l’usage que j’en veux faire ". A ces mots, saint Dorothée crut qu’il avait du plaisir à s’en servir, et voulant arracher de son coeur jusqu’à la moindre attache, il lui répliqua: " C’est donc ainsi que vous mettez votre satisfaction en des choses de néant? Voulez-vous être esclave d’un couteau, ou serviteur de Dieu? N’avez-vous point de honte, ô Dosîthée, de vouloir qu’un couteau, plutôt que Dieu, soit le maître de votre coeur? " Le saint disciple baissa les yeux, et témoigna par son air et son silence qu’il était prêt à s’en passer pour lui obéir, et saint Dorothée ajouta: " Allez remettre ce couteau aux autres et prenez garde d’y toucher ». Il obéit sur-le-champ, et vit depuis d’un air tranquille et paisible que tous les autres s’en servaient devant lui, sans qu’il lui vînt seulement dans la pensée qu’on permettait aux autres ce qu’on défendait à lui seul, ne songeant qu’à obéir avec une parfaite simplicité.

Saint Dorothée le mit une autre fois à une bien plus forte épreuve, qu’il ne soutint pas avec moins de soumission et d’égalité d’esprit. On lui avait permis de lire la sainte Ecriture, et comme il le faisait avec un coeur pur, il commençait à en comprendre le sens caché, Dieu récompensant sa piété par ses divines lumières. Mais il était arrété à certains endroits, et il allait alors en chercher l’explication auprès de son père spirituel. Celui-ci, qui ne travaillait qu’à l’établir dans une humilité profonde, au lieu de le satisfaire, lui répondait qu’il n’avait rien à lui dire, et Dosithée se contentait de cette réponse sèche, sans qu’elle le dégoûtât de continuer de recourir à lui. Un jour qu’il vint le prier de lui donner l’explication d’un passage qu’il n’entendait pas bien, saint Dorothée lui répondit de l’aller demander à saint Séride; mais il avait déjà prévenu ce saint abbé, que si son disciple venait le prier de lui expliquer quelque passage de l’Ecriture, il le grondât beaucoup au lieu de lui en apprendre le sens, et lui donnât même quelques petits coups pour mieux l’humilier.

Dosithée alla donc simplement trouver l’abbé comme son maître le lui avait ordonné, et saint Séride, au lieu de répondre à la question qu’il lui faisait, lui dit d’un ton sévère: " II vous appartient bien, ignorant que vous êtes, de parler de choses si relevées. Songez plutôt à vos péché et à la vie toute mondaine que vous avez menée dans le siècle". Il ajouta d’autres paroles également mortifiantes, et le renvoya en lui donnant deux soufflets. Le pieux Dosithée souffrit cette humiliante correction avec la douceur d’un ange. Il retourna à son saint maître sans lui témoigner aucune peine de ce qu’il ne l’avait pas repris lui-même, plutôt que de le renvoyer à l’abbé qui l’avait traité si rudement, et il se comportait de la même manière dans toutes les épreuves auxquelles saint Dorothée le mettait, ne faisant nulle attention à ce qu’elles avaient d’humiliant ou de pénible, et n’y envisageant que l’obéissance qu’il devait pratiquer.

Notre Saint passa cinq ans dans ces exercices d’obéissance, d’exactitude et d’humilité, dans une union continuelle avec Dieu, et dans les exercices d’une tendre dévotion. Un crachement de sang fut la cause de sa mort. Les inquiétudes et les douleurs que cette maladie lui causait, ne purent jamais lui arracher le moindre signe d’impatience. Sa prière ordinaire était : « Mon Dieu et mon Seigneur, ayez pitié de moi; mon doux Jésus, assistez-moi; Vierge sainte, ma chère mère, ne me refusez pas votre assistance". Un des frères lui ayant dit que les oeufs frais pourraient le soulager, le désir qu’il en eut lui parut une faute; il la condamna, et s’en accusa auprès de l’abbé comme d’une tentation qu’il avait écoutée.

Sa douleur augmentant, sa patience et sa parfaite résignation croissaient aussi. La faiblesse le réduisit à ne pouvoir plus se remuer. Saint Dorothée lui ayant demandé s’il faisait toujours son oraison: « Hélas! mon père ", lui répondit-il, « c’est le seul exercice qui me soit possible." Ce saint jeune homme se sentant défaillir, demanda à son directeur, s’il ne verrait pas bientôt terminer ses douleurs avec sa vie. " Ayez encore un peu de patience, mon fils ", lui répondit le Saint, " car la miséricorde de Dieu est proche! » Il passa encore quelques heures dans une union intime avec Dieu. Sur le soir, s’adressant à saint Dorothée : « Mon père", lui dit-il, «permettez-moi de sortir de mon exil". Alors saint Dorothée, la larme à l’oeil, lui dit: « Allez en paix, mon fils; présentez-vous avec confiance à votre Dieu, qui veut vous faire part de sa gloire, et priez-le pour nous ". Au même instant le saint jeune homme expira, comme s’il n’eût voulu mourir que par obéissance.

Quelques-uns des religieux témoignèrent de l’étonnement de l’opinion qu’avait le saint abbé sur la sainteté de son jeune disciple. Dosithée, disaient-ils entre eux, ne jeûnait point; on le dispensait des plus pénibles exercices de la religion, et l’on avait beaucoup d’indulgence pour lui. Mais Dieu voulut faire voir à quelle sainteté on peut arriver en peu de temps par l’exercice d’une parfaite obéissance. Dès que saint Dosithée fut mort, saint Dorothée eut une révélation du sublime degré de gloire où avait été élevé son disciple. Et ce saint vieillard, demandant un jour à Dieu qu’il lui fit la gràce de connaître ceux de ce monastère qui étaient les plus élevés dans le ciel, vit, au milieu d’une troupe de saints, le bienheureux Dosithée resplendissant de lumière et de gloire.




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